L’ancien ministre des Finances de Tsípras, qui a lutté bec et ongles contre l’austérité et vient de publier un livre au vitriol, dénonce les «mensonges» de la crise grecque. Et regarde d’un œil plus que sceptique la politique de Macron.
Il l’avait promis, il a osé le faire : peu après sa démission du poste de ministre des Finances du gouvernement grec, au début du mois de juillet 2015, Yánis Varoufákis avait révélé avoir secrètement enregistré certaines réunions de l’Eurogroupe, ce club informel des ministres des Finances de la zone euro. Il s’était alors engagé à en dévoiler le contenu dans un livre. On peut désapprouver le procédé, ou même ne pas apprécier le style de ce fringant professeur d’économie, aujourd’hui âgé de 56 ans, qui a dû faire l’effet d’un ovni au milieu des austères costumes gris des réunions européennes. Reste que Conversations entre adultes ne se résume pas à une simple transcription des meetings à huis clos : c’est aussi un récit haletant du rapport de forces, parfois d’une brutalité inouïe, imposé à un ministre dont le principal tort était d’avoir été nommé au sein du premier gouvernement anti-austérité jamais élu en Europe.
Durant cent soixante-deux jours, de janvier 2015 et jusqu’à sa démission, Yánis Varoufákis va vivre en première ligne d’une bataille où tous les coups sont permis. Le bras de fer se termine mal : après six mois de tensions, et à l’issue d’un référendum par lequel les Grecs l’invitent pourtant à résister aux diktats des créanciers du pays, le Premier ministre Aléxis Tsípras capitule. Il aurait en réalité préféré perdre ce référendum, affirme Varoufákis qui, lui, démissionne dès le lendemain. Deux ans plus tard, ses révélations jettent un regard cruel sur la plupart des protagonistes impliqués. Et l’Europe ne sort guère grandie de ce récit, qui fera bientôt l’objet d’une adaptation au cinéma sous la houlette d’un autre Grec, le cinéaste Costa-Gavras, habitué des films engagés. En attendant, l’outsider qui a osé briser l’omerta continue à distiller ses piques, sans langue de bois.
Dans votre ouvrage, vous dénoncez avec force le «mensonge»du prétendu «sauvetage de la Grèce» mis en place à partir de 2010. Vous n’en avez pas marre d’entendre encore et toujours la même rengaine sur les «Grecs paresseux qui ne payent pas leurs impôts» ?
En réalité, l’opinion évolue, et de plus en plus de gens savent bien que le storytelling qu’on leur a servi sur la crise grecque est un mensonge fabriqué de toutes pièces. Mais ce genre d’arguments reflète avant tout un racisme profond. «Les Grecs», comme «les Allemands», «les Français», ça n’existe pas. Il y a en Grèce des gens qui travaillent plus que les Allemands, qui payent plus d’impôts que les Français et, alors qu’ils luttent pour survivre, qui se voient accusés d’avoir provoqué la crise. Mais il y a aussi, bien sûr, des Grecs qui n’ont pas payé d’impôts et qui, en empruntant pendant des années aux banques allemandes avec la complicité de celles-ci, ont provoqué la crise. Si la faute doit en revenir à un Grec, alors autant accabler le conteur Esope qui, dans l’Antiquité, a été le premier à opposer les cigales et les fourmis. Aujourd’hui, le mythe se perpétue, avec cette idée que les fourmis se trouvent au Nord et les cigales au Sud. En réalité, les unes et les autres se trouvent partout. Et ce sont les cigales du Nord et du Sud, c’est-à-dire les banquiers, qui ont créé la crise et en ont transféré le prix à payer sur les fourmis du Nord et du Sud.
Dès 2008, j’ai dénoncé le mensonge sur la crise grecque. On n’a jamais cherché à sauver la Grèce, mais à sauver les banques françaises et allemandes, soudain trop exposées lorsque le pays a fait faillite en 2009. Et du coup, on a transféré ces dettes à la charge des plus fragiles. Les dirigeants européens ont alors fait semblant de se fâcher contre le symptôme, la fragilité de la Grèce, pour mieux ignorer la cause du problème.
En même temps, aujourd’hui, on entend un autre discours : «La Grèce va mieux, le chômage baisse, elle sortira bientôt des politiques d’austérité…»
Ce n’est pas la première fois que ce mensonge est utilisé. En 2013-2014, les mêmes évoquaient déjà une «sortie de crise». Ils avaient d’ailleurs inventé un néologisme «Greek-covery», pour «Greek recovery» [le rétablissement de la Grèce, ndlr]. Pourtant, ces années-là furent tragiques pour la société grecque. En Lituanie aussi, le chômage a diminué de façon impressionnante. Mais le pays a perdu la moitié de ses habitants. De la même façon, en Grèce, les forces vives, les jeunes, continuent à s’exiler. Ce qui explique en partie la baisse du chômage. Sans compter ceux qui, désespérés, sont totalement sortis du marché de l’emploi ou acceptent du travail à temps partiel après avoir été licenciés. Mais en Europe, après tant d’années d’échec des politiques imposées, les chiffres prospèrent et les gens désespèrent.
Vous êtes le premier à décrire de l’intérieur le fonctionnement des institutions européennes. Et en particulier celui des Eurogroupes qui, sous votre plume, ressemblent parfois à des réunions de gangsters dominées par l’Allemagne…
Evitons précisément de stigmatiser «les Allemands»… Non, ce n’est pas l’Allemagne qui est en cause. Ce sont les élites allemandes qui dictent la marche à suivre, avec l’approbation et la complicité des élites françaises, grecques et autres. Les élites européennes sont toutes solidaires pour imposer les mêmes politiques. Et dans ce contexte, Wolfgang Schäuble [l’intraitable ministre allemand des Finances, ndlr]a raison quand il me lance, en février 2015, que «des élections ne peuvent pas changer une politique économique». C’est la réalité. Regardez ce qui s’était passé en France : François Hollande avait fait campagne pour changer de politique, notamment au sein de l’Union européenne. Et dès qu’il a été élu président, il y a immédiatement renoncé. Qu’on ne s’y trompe pas : les élites européennes soutiennent toutes Wolfgang Schäuble et partagent ce refus de changer de politique économique.
L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, en France, peut-elle changer la donne ? Il s’est rendu spécialement à Athènes pour prononcer son premier discours sur l’Europe…
Et qu’est-ce qu’il a dit ? Que la crise était finie en Grèce, en annonçant même une renaissance ? En Grèce, les gens l’ont écouté avec ahurissement. Vous savez, je considère Emmanuel Macron comme un ami, même si je ne l’ai pas revu depuis son élection. Mais en Grèce, désormais, j’ai un peu de mal à m’en vanter. Macron a perdu toute crédibilité avec ce discours.
Dans votre livre, vous regrettez pourtant de ne pas avoir négocié avec Macron, alors ministre de l’Economie, plutôt qu’avec Michel Sapin, le ministre des Finances…
Hollande et Sapin ont proclamé partout que c’est grâce à eux que la Grèce est finalement restée dans la zone euro. C’est un mensonge éhonté. Ils n’ont jamais contredit Schäuble, n’ont jamais fait la moindre proposition. Ils étaient en permanence à côté de la plaque, de simples spectateurs. C’est Angela Merkel, et elle seule, qui a décidé du maintien de la Grèce dans la zone euro, contre l’avis de son ministre. Je sais, pour en avoir parlé avec lui, que Macron désapprouvait la stratégie de Hollande. Il savait pertinemment qu’un troisième plan de renflouement de la dette grecque était voué à l’échec, comme les précédents. Et pourtant, que fait aujourd’hui Bruno Le Maire, son ministre des Finances ? Exactement la même chose que Sapin à l’époque : il soutient ce troisième mémorandum à Bruxelles.
Et quel regard portez-vous sur la politique de Macron en France ?
J’ai l’impression qu’il essaye d’imposer certaines réformes, comme les lois sur le travail et les réformes budgétaires, avec l’idée de donner le change en «germanisant» la France, et avec l’intention d’aller voir ensuite Merkel pour la convaincre d’accepter le principe d’un budget fédéral. Mais il risque de perdre tout son capital sympathie en France et de se heurter quand même à un refus de Merkel. Après, il ne lui restera plus qu’un choix extrême, comme celui de la politique de la chaise vide à Bruxelles. Car s’il ne résiste pas, Macron n’aura alors été qu’une étoile filante dans un ciel bien sombre.
Mais en même temps, que reste-t-il des forces progressistes en Europe ? Elles semblent avoir renoncé partout…
Il y a indéniablement une fin de cycle pour la social-démocratie, qui s’est sabordée en acceptant sa financiarisation, en composant avec les banques, face auxquelles elle s’est finalement retrouvée pieds et poings liés. C’est ce pacte faustien qui a causé la perte de la social-démocratie. Hollande s’est suicidé en renonçant si vite à ses promesses. Et en Allemagne, de la même façon, les socialistes du SPD se sont sabordés en s’alliant à Merkel dans un gouvernement. Mais les opinions publiques attendent autre chose : une refondation politique. C’est ce que j’essaye de faire avec mon mouvement DiEM25, qui présentera des listes dans tous les pays membres aux prochaines élections européennes.
En ce qui concerne la France, Jean-Luc Mélenchon peut-il être une alternance ?
J’ai beaucoup de sympathie pour l’idée d’insoumission qu’il revendique et pour les gens qui le suivent. Son combat contre les inégalités est justifié. Mais il a tort au sujet de l’Europe. Ce n’est pas parce que la Grèce – tout comme la France d’ailleurs – n’aurait pas dû adopter la monnaie unique qu’il faut pour autant abandonner l’euro ou démolir l’Europe. Aujourd’hui, il faut lutter de l’intérieur pour réformer le système, tout en étant prêts à aller jusqu’au bout du bras de fer si jamais on nous met le pistolet sur la tempe.
C’est ce que vous avez tenté, un temps, au sein du gouvernement d’Aléxis Tsípras. Il est toujours au pouvoir à Athènes. Quels sont vos rapports et comment voyez-vous désormais, de l’extérieur, vos anciens camarades ?
Je n’ai plus aucun contact avec Aléxis Tsípras. Et quand j’observe ce gouvernement, il me fait pitié. Ses représentants semblent apeurés, aliénés. Ils font parfois semblant de protester ou de discuter. Mais en réalité, ils ont capitulé sur tous les sujets.
YÁNIS VAROUFÁKIS CONVERSATIONS ENTRE ADULTES, DANS LES COULISSES TRÈS SECRÈTES DE L’EUROPE Editions Les liens qui libèrent, 528 pp., 26 €.