De Thucydide à Varoufakis: leçons grecques sur l’Euro
Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ?, de Yanis Varoufakis, est un des meilleurs livres d’économie, dans ce genre particulier qu’est l’analyse de l’actualité, que j’ai lu ces dernières années. Economiste grec formé en Angleterre, enseignant dans plusieurs universités anglo-saxonnes, Varoufakis fut un observateur et un commentateur attentif des politiques économiques européennes avant de devenir le Ministre des finances du Premier gouvernement formé après la victoire électorale du parti Syriza– et à ce titre chargé des négociations avec l’Eurogroupe au premier semestre 2015. Avec ce double regard, et une belle culture historique, politique et littéraire, il montre de façon convaincante pourquoi la stratégie économique que suit actuellement l’Europe la conduit au désastre.
Le livre commence par cette scène stupéfiante où le tout niveau Ministre des Finances grec vient rencontrer à Berlin son homologue allemand. Il y vient en germanophile, avec les souvenirs d’une enfance vécue dans la Grèce de la dictature des colonels, où ses parents, sous une couverture rouge, écoutaient la Deutsche Welle en cachette. Cette Allemagne symbole de liberté qu’il retrouvait tous les ans en vacances, il y est cette fois en représentant du peuple grec, dans un couloir au bout duquel l’attend Wolfgang Schäuble, le gardien de l’austérité européenne. Varoufakis s’approche, lui tend la main, mais le Ministre allemand des finances la refuse et lui fait signe d’entrer dans son bureau.
Commencent ainsi cinq mois de dialogue de sourd où, on le comprendra au cours de l’ouvrage (s’il fallait s’en persuader), l’objectif n’est pas de « sauver la Grèce » mais d’en faire un exemple visant à discipliner les autres « partenaires » de l’Euro, et en particulier la France.
- Varoufakis Y., 2016, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde, Paris : Les Liens qui Libèrent, 436p
De la nécessité de la solidarité en régime de change fixe
Quelques anecdotes, toutes aussi plaisantes, jalonnent le propos, mais cet ouvrage n’est pas la chronique de ces mois de « discussion » avec l’Eurogroupe (qui est l’objet d’un ouvrage paru au Royaume-Uni). Il fournit plutôt un cadre d’analyse économique, relativement classique, permettant d’interpréter cette stratégie d’humiliation. L’argument est connu, parfois un peu systématique, mais très bien documenté par une histoire économique qui conduit du système d’étalon or des années 1930 aux dernières mesures d’austérité imposées à la Grèce, en passant par les Accords de Bretton Woods et les différentes étapes de la construction de l’Union monétaire (où on apprend notamment que la France proposa à l’Allemagne une monnaie unique en 1964).
Il peut être résumé ainsi : dans une zone économique où les taux de change entre monnaies sont fixes (et donc a fortiori dans une zone d’union monétaire), les pays dont la balance commerciale est déficitaire (les importations sont supérieures aux exportations) sont condamnés à une purge économique sans fin si aucun mécanisme de « recyclage politique des excédents » des pays excédentaires n’est mis en place à leur profit (sous la forme de transfert budgétaire, d’assurance chômage, de politique industrielle, etc.). C’est un résultat bien connu de la théorie économique : une monnaie unique (l’Euro, par exemple) ne peut fonctionner sans être une union de transfert, c’est-à-dire sans disposer de dispositifs de solidarité internes. En l’absence de tels mécanismes, dans un système de change fixe la complémentarité entre pays excédentaires et déficitaires tourne nécessairement à l’étreinte morbide.
Illustration par la zone Euro
Si chaque pays avait gardé sa monnaie nationale et que les taux de change entre ces monnaies avaient pu s’ajuster, les excédents commerciaux allemands des années 2000 auraient diminué sous l’effet de l’appréciation du Mark. En effet, un pays qui exporte plus qu’il n’importe voit la valeur de sa monnaie, et donc le prix de ses produits à l’étranger s’apprécier. Au lieu de cela, du fait de la monnaie unique, la valeur des produits allemands dans les autres pays de la zone Euro n’a pas bougé : ils ont pu alors se déverser de façon continue sur les pays déficitaires du Sud. Comment les consommateurs du Sud ont-ils pu les acheter ? A crédit, en s’endettant via leur système bancaire auprès des banques allemandes…
Ce phénomène est bien connu, Varoufakis le qualifie de « recyclage par beau temps » des excédents commerciaux. Il conduit nécessairement à l’accumulation des dettes dans les pays déficitaires, et in fine, à l’explosion des bulles de crédit « aussi sûrement et brusquement qu’un tas de sable s’écroulera quand on lui ajoutera le grain de trop, le commerce fondé sur le crédit-vendeur se terminera dans un spasme violent et soudain » (38). C’est évidemment ce qui s’est passé au début des années 2010 en Irlande, Grèce, Espagne et au Portugal quand, suite à la crise américaine des subprime, les capitaux du Nord se sont massivement retirés.
Dans une telle situation, si la valeur de la monnaie nationale est flexible, elle chute et sert, comme cela a été le cas en Islande en 2008, d’« amortisseur de chocs ». Mais en système de change fixe « une fois l’enchaînement des faillites enclenché, les revenus vont forcément s’effondrer, alors que les dettes privées et publiques à l’égard des banques vont rester les mêmes. Le prix d’un taux de change fixe, c’est une étreinte de la mort entre un Etat en faillite, des citoyens désargentés et un secteur privé insolvable. Une spirale d’effondrement, un hideux tourbillon, conduit la masse de la population à l’esclavage pour dette, le pays à la stagnation, la nation à l’ignominie » (39-40).
La guerre du Péloponnèse
Bien qu’étant animé d’une véritable volonté pédagogique (se traduisant par beaucoup de redites), l’ouvrage reste parfois technique, peut être un peu trop. Mais pour autant, la réflexion et la préoccupation de Varoufakis dépassent largement la volonté de contribuer aux débats entre spécialistes. Il a écrit un vrai livre politique, dans une posture d’économiste citoyen derrière laquelle on reconnait aisément la figure tutélaire de John Maynard Keynes qu’il cite tout au long du livre. Le Keynes théoricien bien sûr, mais surtout le penseur politique préoccupé de la fragilité des sociétés, qui dénonça dés 1919 le Traité de Versailles, qui se battit dans les années 1930 contre l’étalon-or et les désastreuses politiques d’austérité et qui après-guerre imagina un système monétaire international équilibré. Autant de combats qui résonnent bien entendu avec l’actualité européenne et les préoccupations de celui qui fut quelques mois Ministre des Finances grecques.
C’est d’ailleurs un étonnant message envoyé à travers le temps par l’économiste anglais qui donne son titre au livre. En 1988, alors qu’il examinait les archives de Keynes au King’s College de Cambridge, Varoufakis trouva un exemplaire en grec ancien de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide. Keynes y avait souligné ce passage où les athéniens supérieurs en force, justifient l’humiliation de leurs adversaires Méliens en ces termes : « les forts font ce qu’ils peuvent faire et les faibles subissent ce qu’ils doivent ». Ce à quoi les Méliens, cherchant à gagner leur clémence, répondent qu’ils doivent penser au moment où ils seront à leur tour en situation de faiblesse et où ils seront alors exposés à la « vengeance la plus terrible ». La mise en garde ne suffit pas, mais la destruction d’Athènes par les Spartiates sept ans plus tard leur donnera raison.
Keynes pensait-il au Traité de Versailles lorsqu’il a lu ce texte ? C’est possible, lui qui alors qu’il était membre de la délégation anglaise du Trésor lors de la négociation de ce traité choisit de démissionner pour dénoncer les conditions économiques imposées à l’Allemagne. Il expliqua sa décision dans Les conséquences économiques de la paix, un pamphlet visionnaire paru en 1919 dans lequel il montrait que ce traité, par l’ampleur des réparations qu’il imposait au perdant, mettait en danger la paix future sur le continent européen.
Varoufakis, pour sa part, pensait à coup sûr à Keynes et à Thucydide lorsqu’il a écrit ce discours pour sa première conférence de presse conjointe avec son homologue allemand, le Dr Schäuble : « Ministre des finances d’un gouvernement confronté à une situation d’urgence due à une terrible crise de déflation par la dette, j’estime que la nation allemande est celle qui peut nous comprendre, nous les Grecs, mieux que toute autre. Nul ne sait mieux que le peuple de ce pays comment une grave dépression économique associée à une humiliation nationale permanente et à un désespoir sans fin peut faire éclore les œufs du serpent dans une société. Quand je rentrerai chez moi ce soir, je me trouverai dans un Parlement où le troisième parti est un parti nazi » (22).
Face à la loi du plus fort, Varoufakis propose en postface ses pistes de sortie de crise qu’il avait développées dans de précédentes publications : une « modeste proposition » pour le court terme permettant de sortir de l’austérité sans modifier les traités, et un « manifeste pour démocratiser l’Europe » qui se donne 2025 comme objectif. Chacun en appréciera les mérites, mais par ces propositions et cet ouvrage qui est aussi une histoire critique de l’Union Européenne, Yanis Varoufakis apporte une contribution importante au débat sur l’avenir économique et politique du continent.
Crédits image à la Une : CC Flickr http://underclassrising.net/ et image d’entrée : CC Flickr Karl-Ludwig Poggemann